Reality Check

30 mai. 2025
Reality Check
Quand la photographie révèle l’invisible

Article en Français

Et si une image pouvait dire ce que les mots peinent à exprimer ? Avec l’exposition Reality Check à la Konschthal Esch, la photographie prend le relais pour raconter ce qui, souvent, échappe au regard. Du 17 mai au 22 juin, les curateurs Christian Mosar et Charlotte Masse rassemblent six artistes – Gaëlle Choisne, Guillaume Greff, Erik Kessels, Birgit Ludwig, Séverine Peiffer et Marc Schroeder – pour une exposition collective où chaque série agit comme une loupe tendue sur des réalités aussi diverses que profondes.

Ici, la photographie ne se contente pas de documenter. Elle fouille, elle interroge, elle révèle. Empreintes de loups, ruines effondrées, albums de famille ressurgis, territoires explorés – chaque projet capte des traces tangibles du passé, récentes ou lointaines, qui continuent d’imprégner notre manière de voir les êtres et les choses. Loin du simple constat visuel, les œuvres exposées bousculent nos habitudes, ouvrent des failles dans le réel, et nous invitent à regarder autrement.

Exploration des regards photographiques

Antidotes : sur les chemins de la mémoire bosnienne

Avec Antidotes, Birgit Ludwig livre une œuvre intime et politique à la fois. Partie sans destination fixe, trente ans après la guerre de Bosnie-Herzégovine, elle traverse un territoire où les blessures de l’histoire cohabitent avec le déni, le silence, la confusion. Ses photographies – entre documentaire et poésie –, sont accompagnées de textes fragmentés, témoignages et notes personnelles. C’est une cartographie émotionnelle, tissée de visages, de lieux, de rencontres.

© Birgit Ludwig

Stèles : le béton comme mémoire vivante

Les stèles de Gaëlle Choisne sont une série de photographies imprimées sur des plaques de béton. Un geste radical, presque brutal, mais profondément symbolique, car ces stèles ont été photographiées à Port-au-Prince, deux ans après le tremblement de terre de 2010. Elles sont à la fois le décor photographié et le support de l’image. Le béton, à la fois structure porteuse et matière sensible, devient vulnérable sous l’effet du gros sel. Rituel de protection dans la culture haïtienne, ce dernier crée pourtant des aspérités, altérant le paysage photographié. Entre sculpture, photographie et mémoire, l’artiste convoque l’histoire d’Haïti autant que ses propres racines.

 

La Sente : l’art de pister l’invisible

Guillaume Greff piste le loup et le lynx. Mais ne les photographie jamais. Son œuvre n’est pas une chasse à l’image, mais un art de l’attention. Il capte ce que le sauvage laisse derrière lui : empreintes, traces, sensations. L’artiste refuse l’opposition entre froide collecte de données et émerveillement poétique : il choisit les deux. Son regard naturaliste devient artistique, et sa photographie parle d’absence, de présence diffuse, de cette étrange impression que quelque chose nous regarde sans se montrer.

© Guillaume Greff

Transitions : le portrait comme passage

Avec Transitions, Séverine Peiffer remet au goût du jour le collodion humide, procédé photographique du XIXe siècle. Mais ce n’est pas un exercice de style. C’est une expérience vivante. Pendant cinq semaines, de jeunes adultes sont invités à se faire photographier dans ce format lent, exigeant, presque cérémoniel. Chaque portrait est un moment suspendu, une affirmation de soi, une mue. L’exposition se construit au fil du temps, au rythme des rencontres, elle n’est pas figée et s’inscrit dans la densité du temps.

Muddy Dance : quand l’archive devient fiction

Erik Kessels est un collectionneur un peu particulier. Il ne cherche pas la rareté, mais l’accident, l’oubli, la surprise. Longtemps, il a arpenté les brocantes à la recherche de vieux albums de famille. Aujourd’hui, il chine sur Internet, des photos de tous les jours. Il ne modifie pas les images, il les réassemble, les recontextualise. À l’occasion du mois européen de la photographie, et jusqu’en décembre 2025, seize photographies tirées de son livre Muddy Dance (publié en 2021) investissent les piliers du viaduc ferroviaire, juste en face de la Konschthal.

© Erik Kessels

Order 7161 : photographier la mémoire avant qu’elle ne s’efface

Marc Schroeder remonte la piste d’une mémoire méconnue : celle des déportés allemands de Roumanie envoyés en URSS après la Seconde Guerre mondiale, par un ordre secret signé par Staline le 16 décembre 1944. Ce décret intitulé 7161ss visait à mobiliser tous les Allemands en âge de travailler, pour les envoyer reconstruire l’URSS dans des camps de travail forcé. Beaucoup n’en revinrent pas. Soixante-dix ans plus tard, Marc Schroeder retrouve quarante survivants, les photographie, les écoute, les accompagne dans un dernier témoignage.

© Marc Schroeder

Mais encore…

Autour de l’exposition, un programme de rencontres et d’ateliers vient prolonger l’expérience. Le 12 juin, le photographe Erik Kessels partagera son regard singulier sur les images du quotidien et la manière dont elles racontent nos vies. Le 14 juin, Séverine Peiffer ouvre les portes du laboratoire photographique pour une journée d’exploration du collodion humide, cette technique ancienne au rendu fascinant. Les jeudis & dimanches, participez également à une visite guidée de 45 minutes au cours de laquelle les médiateurs vous présentent les œuvres d’art majeures ainsi que le concept de l’exposition actuelle. Retrouvez les détails de la programmation sur le site de la Konschthal.

L’envers du décor

Christian Mosar, l’un des curateurs, nous a livré quelques ressentis sur l’exposition.

Le titre Reality Check évoque un « retour au réel » ou une prise de conscience. Quel a été le point de départ de cette exposition? Est-ce une réaction à un contexte social, politique ou culturel spécifique?

Christian Mosar: Reality Check, se base sur des notions de photographie documentaire. Mais chacun des artistes invités dépasse le caractère purement informatif de son sujet par un traitement et une esthétique qui vont au-delà du constat documentaire.

Il s’agit de faire un « check », c’est-à-dire un retour sur images par des approches qui interrogent, de manière personnelle, ce qui se passe devant l’objectif.

Comment avez-vous sélectionné les six artistes présentés? Qu’est-ce qui relie leurs démarches malgré leurs esthétiques et thématiques très variées?

C.M.: Les six artistes choisis associent une approche très personnelle (parfois autobiographique, parfois liée à des faits de société) à des formats photographiques qui vont du tirage classique jusqu’à l’installation quasi sculpturale. C’est cette manière d’affirmer une approche individuelle à partir de notions plus générales de la photographie documentaire qui les relie.

L’exposition présente plusieurs formes hybrides (photo-sculpture, photo-archive, photo-performance). Était-ce une volonté dès le début d’interroger les limites mêmes de la photographie?

C.M.: La variété des formes proposées est effectivement voulue. En revanche, les formats restent liés à une vérité produite par l’objectif. Reality Check ne traite pas des questions sur l’imagerie artificielle, elle se recentre sur la question de « comment présenter l’image bidimensionnelle dans les espaces d’exposition ». La scénographie est au centre de la thématique.

© Gaëlle Choisne

 

Certains artistes ici ont une démarche presque biographique (Marc Schroeder, Birgit Ludwig, Séverine Peiffer). Voyez-vous dans cette exposition une forme de « biographie photographique » collective?

C.M.: Je ne dirais pas collective, mais il est clair que la biographie d’une majorité des artistes joue un rôle majeur dans leur travail. Comme par exemple Gaëlle Choisne, qui est originaire d’Haïti et qui revient sur cette histoire par son travail des stèles.

Qu’aimeriez-vous que le public retienne ou ressente en quittant cette exposition?

C.M.: La pluralité des approches photographiques, mais aussi l’implication sur la durée des artistes. Cette vision dépasse l’instantané et certainement le snapshot téléphonique.

Exposition Reality Check, visible à la Konschthal Esch jusqu’au 22/06, www.konschthal.lu

Auteurs

Patricia Sciotti

Artistes

Christian Mosar
Charlotte Masse
Gaëlle Choisne
Guillaume Greff
Erik Kessels
Birgit Ludwig
Séverine Peiffer
Marc Schroeder

Institutions

Konschthal Esch

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