11 juin. 2025Slocum et moiDans les coulisses du film d’animation à succès

Photo: © Mélusine Productions / JPL Films
Après 28 ans à la tête de Mélusine Production, Stéphan Roelants tire sa révérence avec Slocum et moi de Jean-François Laguionie. À l’occasion de la sortie en salles du film d’animation, entretien avec un homme qui a fait du Luxembourg une terre d’animation reconnue internationalement.

Avant d’aborder le film de Jean-François Laguionie, pouvez-vous retracer le parcours de la société Mélusine et nous dire en quoi celle-ci se distingue au sein du paysage cinématographique luxembourgeois ?
Stéphan Roelants : J’ai créé Mélusine Production en 1997, et un petit peu avant, Studio 352. Studio 352 est le studio de la société prestataire de services qui travaille pour Mélusine Production. J’ai cédé l’année dernière ces deux sociétés au groupe Superprod. Je ne m’occupe donc plus du tout des productions actives. Mais je m’occupe encore des productions que j’ai supervisées, dont fait justement partie Slocum et moi, qui est pour ainsi dire mon dernier film ainsi que le dernier film de Jean-François Laguionie.
La ligne éditoriale de Mélusine consistait en une très grande attention au contenu narratif. Nous avons eu une période de 7-8 ans pendant laquelle je souhaitais qu’on apprenne notre métier convenablement, qu’on soit des partenaires reconnus et fiables. Il fallait avoir un certain nombre d’années de formation, se faire connaître, acquérir une expérience, une réputation. Et puis on a mis en place une stratégie.
On a commencé à produire et à co-produire des séries un peu plus ambitieuses. En 2007-2008, après dix ans à produire des longs métrages, nous avons eu pour objectif de faire des choses qui soient très pertinentes au niveau narratif, qui racontent quelque chose avec un contenu de qualité, auquel s’associe un design ou une recherche graphique originale. Cela n’a l’air de rien aujourd’hui, parce que les techniques ont évolué. Mais quand on a commencé sur Le Jour des corneilles (2012) ou Ernest et Célestine (2012), faire de l’aquarelle en animation était un challenge qui était presque impossible à l’époque, parce que cela coûtait trop cher.
En tant que producteur, j’estime avoir une responsabilité à la fois vis-à-vis du public, du contenu narratif, de l’intelligence du propos aussi bien que de la réflexion graphique. Une responsabilité, aussi, par rapport au fait qu’en Europe une grande part de notre source de financement provient de fonds publics. C’est donc une responsabilité de ne pas faire n’importe quoi avec l’argent qu’on nous donne, qui est l’argent des citoyens. Au terme de 28 années d’existence, je crois que Mélusine a relevé le défi, puisqu’on a été quatre fois nommés aux Oscars, sept fois aux César, avec notamment deux César remportés ainsi qu’un Golden Globe.
Nous étions 12 salariés au départ et on a grimpé jusqu’à 80 salariés. La moyenne, depuis la création de Mélusine, c’est 40 personnes, toutes employées en CDI, ce qui est l’une des particularités de Mélusine et de Studio 352. Il y a quelques mois, un de mes employés est parti à la retraite et avait fait quasiment toute sa carrière professionnelle chez nous en tant que décorateur couleur. Il s’appelle Pascal Gérard et a été le directeur artistique des décors sur Slocum et moi.
Comment s’est faite au juste votre rencontre avec Jean-François Laguionie, qui est un maître du cinéma d’animation ?
S. R. : Ma rencontre avec Jean-François a eu lieu au Festival international du cinéma d’animation de Meknès, au Maroc, il y a environ 12 ans, lorsque ce festival était dirigé par Mohammed Beyoud. On s’est rencontrés dans des circonstances un peu particulières. Jean-François Laguionie dit toujours que je lui ai sauvé la vie, mais c’est un peu exagéré. On est devenus très amis. À l’époque, je voulais coproduire son film Louise en hiver (2016), mais cela ne s’est pas fait parce que la France a tout financé tout de suite. Donc ils n’ont pas eu besoin de partenaires. Et puis on a fait ensemble Le voyage du prince (2019), que j’ai coproduit. Avec Slocum et moi (2024), il y a beaucoup de points communs. Il y a le monde maritime, puisque je suis un ancien navigateur. C’est également un film autobiographique, quasi dans son intégralité, qui comprend toutes les clés qui se retrouvent dans l’œuvre de Jean-François, qui est le réalisateur d’animation qui a fait le plus de longs métrages à ce jour en France.
Le récit de Joshua Slocum (premier marin à avoir fait un tour du monde à la voile en solitaire en 1895-1898, ndlr), son journal de bord, a été l’un des premiers récits d’aventure que j’ai lus lorsque j’étais gamin.

Votre intervention dans la production de ce film a été décisive, car Jean-François Laguionie manquait de financement pour finaliser ce projet qui s’est étendu sur plusieurs années. Comment êtes-vous entré dans ce projet ?
S. R. : Au départ, il était convenu que la France, au travers de la société JPL, soit le producteur français et que nous soyons coproducteurs. Puis il s’est avéré que la France n’a pas mis suffisamment de moyens. Le film était complètement à l’arrêt. Alors j’ai pris les choses en main, tout en ignorant que Slocum et moi allait être mon dernier film. Pour moi, c’était tellement fondamental de produire ce film. Grâce à l’aide du Film Fund Luxembourg, on est allés chercher de l’argent et finalement on a bouclé le budget, un budget très limité que je pouvais me permettre parce que j’étais détenteur d’un studio d’animation.
On a fait un effort vraiment important pour que le film existe. Il est devenu un film majoritairement luxembourgeois. C’est grâce à Mélusine et au Film Fund Luxembourg que Slocum et moi existe. De fait, la partie artistique du film – disons 85% du film environ – a été en grande majorité réalisée au Luxembourg.
Jean-François Laguionie a souligné le savoir-faire technique de la société Mélusine, dont il a apprécié le travail et le rendu plastique mais aussi l’emploi très fin de la 3D, au point de parvenir à produire l’illusion de la 2D. Comment s’est passée la collaboration avec Jean-François Laguionie et vos équipes sur ce film ?
S. R. : On a mis en place, avec le studio et nos partenaires, une réflexion graphique pour être plus proche des beaux-arts que de la 3D. Nous ne nous sommes interdits aucune technique : le crayon de couleur, la gouache, l’aquarelle, la 3D, Photoshop, etc. Je n’ai personnellement rien contre la 3D, mais faire quelque chose que tout le monde fait, en s’inscrivant dans une esthétique mainstream, cela ne m’intéressait pas. Étant de formation littéraire et écrivant moi-même des livres, j’ai toujours donné beaucoup d’attention au scénario. Jean-François a tissé des liens professionnels et artistiques très forts avec l’équipe. Avec Denis Lambert, premier assistant réalisateur, mais aussi avec Pascal Gérard et Gilles Rudziak. Toute l’équipe du studio a travaillé sur Slocum et moi. Cédric Gervais aussi, beaucoup. Jean-Paul Teixeira a travaillé sur l’aspect des mers, notamment la modélisation 3D.
À la base, Slocum et moi avait été développé artistiquement et Louise en hiver était fait en 3D. Personnellement, j’aurais voulu faire Slocum et moi en 2D. Mais ce qui fait la réussite du film, c’est précisément cette réflexion profonde sur le dessin, sur la création artistique manuelle. C’est pourquoi on perçoit la trace des traits, l’esprit du dessin. C’est ce qui a séduit Jean-François Laguionie justement : l’emploi de la 3D qui parvient à donner l’illusion de la 2D. L’équipe a noué un lien fort avec Jean-François parce que tout le monde s’est investi à 120% pour que le film existe, artistes comme financiers. Pour vous donner un ordre d’idée : j’ai produit ou coproduit à peu près 25 longs métrages d’animation et la moyenne est de 6 millions d’euros, avec des pointes à 11 millions pour Le Royaume de Kensuké (2023), par exemple. Le budget global de Slocum et moi s’élève à 2,3 millions d’euros : soit un tiers de la moyenne. Et pourtant, le film est une réussite. Il a été sélectionné en sélection officielle à Cannes, à Annecy, à La Rochelle, à Locarno, à Shanghai... Le film connaît une belle carrière en festival et a reçu une presse dithyrambique.

Y a-t-il une particularité dans le fait de produire un film d’animation et, si c’est le cas, en quoi consiste-t-elle ?
S. R. : Avant de créer Mélusine, j’ai travaillé près de dix ans dans la fiction, en tant que producteur pour une société anglo-américaine. Produire un long métrage d’animation, c’est – sans aucune hésitation – ce qu’il y a de plus difficile. Parce qu’il faut une intensité comparable à celle d’un film de fiction… mais sur une durée de sept ans. Et les quelques producteurs de fiction qui se sont attaqués à un projet d’animation ne retentent généralement pas l’expérience. C’est un processus très long, il faut de l’endurance. En moyenne, la production d’un film d’animation s’étale sur six ans et demi. À titre de comparaison, un film de fiction se développe sur deux ans et demi environ. C’est le financement qui prend le plus de temps. L’écriture, le scénario et le financement. Dans la fiction, une fois le financement obtenu, le tournage prend entre six et dix semaines, et le reste s’enchaîne relativement vite. En animation, au contraire, une fois le financement obtenu, il faut encore deux ans pour la fabrication, le montage, le mixage... Pour l’animation, les budgets sont plus élevés et la durée de l’investissement est très importante.
Pourtant, le film d’animation présente deux avantages indéniables. Premièrement, il est universel. Un bon film comme Ernest et Célestine, a réuni 11 millions de spectateurs dans le monde depuis 2012. Le film d’animation s’exporte partout. Deuxièmement, le film d’animation est multigénérationnel : il traverse les âges.
Slocum et moi (2024, 1h15, Luxembourg-France), de Jean-François Laguionie, est actuellement en salles au Luxembourg.
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