09 juin. 2021La scène musicale au Luxembourg – une analyse 2/3
Du côté privé
Comme nous l’avions mentionné dans la première partie de ce dossier, à la vue de l’effervescence actuelle dans le monde de la musique au Luxembourg, il est évident que tout n’a pas commencé hier. Bien que l’énergie investie dans le secteur soit pendant longtemps restée orientée localement, il y a toujours eu des acteurs motivés à faire évoluer les choses. À titre d’exemple et sans présomption d'exhaustivité, on peut évoquer Roger Hamen, ancien chef du centre de ressources de la Rockhal qu’on associe à l’institutionnalisation du rock luxembourgeois, Roby Schuler, programmateur musical au LCTO, ou encore le compositeur et trompettiste Gast Waltzing avec son label WPR Records fondé en 2004 pour promouvoir les jeunes musiciens du Grand-Duché.
Aujourd’hui, ce sont des « jeunes » qui ont pris la relève, avec des activités et projets nouveaux dans le paysage musical luxembourgeois. À côté des structures institutionnelles imposantes comme, entre autres, le Centre de Musiques Amplifiées – Rockhal dirigé par Olivier Toth, on peut citer des initiatives privées, p.ex. Konektis Entertainment et De Läbbel, une agence et un label tenus par David Galassi & Co et dédiés principalement aux musiques urbaines, ou encore des managers - espèce rare dans nos contrées - implantés depuis une décennie comme Tom Karier, ou en train de creuser leur trou, à l’image de Stéphanie Baustert. Pour compléter le tableau, il importe de mentionner les artistes indépendants comme Serge Tonnar, auteur-compositeur-interprète indépendant depuis 1997, fondateur du collectif d'artistes MASKéNADA et, plus récemment, de la plateforme de création digitale KUK (Kulturkanal).
Si la qualité des projets développés au Luxembourg n’a rien à envier à ceux dans d’autres pays, c’est maintenant la multiplication du nombre de professionnels de l’encadrement des artistes qu’il s’agit d’encourager, pour que l’impact à l’intérieur comme au-delà des frontières résonne comme il se doit.
Michel Meis 4tet feat. Théo Ceccaldi Sortie d'album au festival Like a Jazz Machine 2021 © Ville de Dudelange Marc Lazzarini
Des acteurs privés passionnés mais débordés
Dans le privé, à défaut de connaître la sécurité de l’emploi, les professionnels déploient une passion hors norme autant pour la musique que pour la valorisation du secteur dans son ensemble. Tom Karier a 12 ans de boutique, il est pleinement engagé dans le secteur musical « d’une manière ou d’une autre ». Impliqué dans l’organisation de différents festivals, comme le feu Mess for Masses, et le Out of the Crowd, « qui en est à sa 13e édition », manager de deux projets musicaux que sont Mutiny on the Bounty et Them Lights, directeur d’une association de gestion d’artistes, membre du Schalltot Collective, organisateur de concerts, et aussi musicien dans un brass band… Karier est partout. « Après mes premiers pas très DIY dans l’organisation d’un festival, c’était par la suite aussi une question de « right place, right time ». Un job menait à un autre en quelque sorte ».
Cette omniprésence est un trait qui caractérise beaucoup les acteurs de la sphère privé du secteur musical luxembourgeois. Comme s’il leur était impossible de s’arrêter ou de se limiter. David Galassi est un autre exemple qui illustre cette espèce d’hyperactivité. « Je suis musicien, manager, booker, promoteur, éditeur et éducateur musical pour l’A.s.b.l hip hop based education. J’ai également le statut d’intermittent du spectacle ». Une chance, tant le statut est un Saint Graal au Grand-Duché.
On compte ainsi bon nombre de projets entrepreneuriaux développés par des indépendants du secteur. Comme l’explique Serge Tonnar, « en tant qu'artiste indépendant, je suis mon propre manager et booker, comme c’est le cas pour la plupart des musiciens et groupes ». Stéphanie Baustert, jeune manageuse et bookeuse travaillant à son compte, soutient principalement des artistes du jazz luxembourgeois et international. Une activité qu’elle cumule avec d’autres. « À côté, je propose des services ponctuels à des musiciens de tous genres, notamment luxembourgeois, dans la communication, la recherche de financements, ou la gestion de projet », précise-t-elle. Dans la grande « tradition » des professionnels au Luxembourg Baustert, comme beaucoup d’autres, est un véritable couteau-suisse. Clairement, elle vit sa passion.
Film still du court-métrage musical Victor Hugo A Vianden du et avec le Trio Cénacle © Trio Cénacle James Chan-A-Sue
Et cette dimension passionnelle revient sans cesse dans les propos des interviewés. Même dans une structure plus importante comme la Rockhal, le directeur général Olivier Toth est animé par le même état d’esprit : « il s'agit de mon activité principale qui a de plus l'avantage de concilier aussi ma passion pour la musique ».
Chez tous ceux que nous avons pu interroger, leur activité professionnelle s’est forgée de la passion pour la musique, du bénévolat quasi inévitable dans le milieu et de relations amicales fortes. Force est de constater que le secteur en est encore au commencement de sa construction, voire de sa professionnalisation, comme l’explique Tom Karier. « Ce sont beaucoup de tâches que je gère à côté de mon « travail ». Ce que je fais dans le management et dans l’organisation sont des activités de bénévolat qui vont de pair avec des responsabilités envers des artistes, des amis et un public qui attend une certaine qualité ».
Et si la dimension pro du secteur musical luxembourgeois laisse parfois à désirer, rien ni personne ne pourra reprocher un manque de qualité ou de sérieux dans son fonctionnement actuel. Reste à construire de solides bases pour que chacun de ceux qui y bossent puisse aussi manger à sa faim.
Entre ambition et réalité
Soutien inconditionnel de Mutiny on the Bounty - « l’un des groupes luxembourgeois les plus connus, et jouissant d’une excellente notoriété à l’étranger » - Tom Karier explique que l’accès à un poste dans l’organisationnel d’un projet musical se fait de rencontres et d’amitiés solides. « On s’est rencontré il y a des années, (…) on est devenu amis et ils m’ont demandé si je voulais bien les aider dans la gestion de différents projets ».
De là viennent les idées et les ambitions, et se monte un festival tel que le Out Of The Crowd, que Karier a monté en collectif il y a 13 éditions cette année. Un événement à la programmation éclectique de musique actuelle, en dehors du mainstream. « Des groupes indés, des pépites ascendantes, des artistes cultes… En termes de genres, nous adorons expérimenter sans devoir nous limiter à un type de musique précis… » Le OOTC est né il y a 15 ans de « l’envie de programmer des artistes que personne d’autre ne voulait programmer, dans un esprit convivial et fait-maison » – à une époque où les structures et salles comme les Rotondes, la Rockhal, le Gudde Wellen etc. n’existaient pas encore.
Ainsi, au fil des années, un réseau se monte et un carnet d’adresses se crée. Des amitiés font naitre des convictions envers les projets en question. Comme chez David Galassi, quand il parle de l’artiste Maz qu’il accompagne en management à une échelle professionnelle. « Maz est un jeune artiste très talentueux en qui je crois fortement. Il est déterminé, possède une éthique de travail et une énergie énorme. En plus je l’apprécie beaucoup comme être humain ». Et même avec une douzaine d’artistes dans le booking roster de son agence Konektis Entertainment, Galassi garde un lien proche avec les artistes nationaux comme internationaux qu’il soutient. Ça fait partie du job, mais c’est aussi la part de dévouement mentionné plus haut. « Nos ambitions sont clairement de placer nos artistes locaux dans le paysage musical national, de les exporter à l’étranger, d’organiser des tournées et de trouver des opportunités qui peuvent être utiles pour le développement artistique de nos talents », argumente avec conviction Galassi.
FBG Kufa Esch Alzette © Lugdivine Unfer
Et cet aspect « team » ou « roster » revient souvent chez les manageurs. Stéphanie Baustert accompagne en booking six artistes ou groupes, dont trois en management. Et comme pour d’autres, le côté relationnel est primordial. « Pour représenter un artiste en management et/ou en booking, plusieurs facteurs jouent un rôle : la musique bien sûr, mais aussi la visibilité ou la renommée, la façon de travailler, l'instrumentation, et surtout le côté relationnel, comme c’est une collaboration très proche et à long terme ». Si c’est important pour elle de « représenter des artistes luxembourgeois », son catalogue actuel en comptant trois, « un catalogue varié augmente ma crédibilité. Et la représentation d’artistes internationaux peut ouvrir des portes et présenter des nouvelles opportunités aux artistes luxembourgeois ». Ce qui constitue un autre facteur de développement pour le secteur musical luxembourgeois, comme elle l’explique savamment.
Dans la même lignée, Olivier Toth explique que la Rockhal a aussi « l’ambition de mettre en avant la qualité, la diversité et l’innovation des artistes internationaux comme de la scène locale ». En fait, c’est un lieu commun à tous que de coupler les deux dimensions. À entendre Stéphanie Baustert, « je souhaite permettre aux musiciens de se concentrer sur la musique, tout en développant leur carrière à un niveau international et professionnel. Mais je souhaite également contribuer à la professionnalisation du secteur musical luxembourgeois et à la promotion de la scène locale aussi bien au Luxembourg qu’à l’étranger ».
L’enjeu est là, et la Rockhal l’a bien compris en proposant, outre sa programmation internationale, un large éventail de ressources et d’infrastructures aux musiciens et artistes luxembourgeois. « De la mise à disposition d’espaces de répétition et de travail pour nos membres, aux différentes fenêtres de diffusion et formats numériques comme les Rocklab Pop-up Sessions, les Rocklab Sessions et les Rocklab Talks disponibles sur notre chaîne Youtube, nous tâchons d’être inclusifs et complets dans l’offre que nous proposons à la scène locale. À cela s’ajoutent des dispositifs de résidence et de suivi de projet liés par exemple au programme NEISTART du ministère de la Culture et à la bourse d'aide de développement de carrière pour artistes/groupes rock/pop/électro proposée par le Focuna… »
De l’espoir malgré les problématiques
Aujourd’hui, force est de constater que les ressources humaines, institutionnelles et structurelles dont disposent les artistes musicien*nes luxembourgeois*es sont nombreuses. Outre celles déjà citées, on peut encore mentionner l’Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte, différentes fondations, dont notamment la Fondation Indépendance, MusicLX devenu KulturLX, la Sacem, la FLAC (Fédération luxembourgeoise des auteurs et compositeurs), les résidences d’artistes qu’offrent différents centres culturels, etc. À cela s’ajoutent tous ces « petits » acteurs privés, professionnels et entreprises – studios, ingénieurs, managers, agents, labels, éditeurs… qui font l’objet de ces lignes. Elles devraient laisser entrevoir un avenir radieux au secteur…
Fête de la musique 2019 © Marc Lazzarini Ville de Dudeldange
« Le Luxembourg a toutes les ressources nécessaires pour faire fleurir ses artistes. Un Ministère qui offre de nombreux soutiens, un bureau d’export qui – une fois que l’artiste est prêt – soutient l’exportation, des salles hyper bien équipées, des techniciens qui connaissent le métier, des studios d’enregistrement “state of the art“ », se réjouit d’ailleurs Tom Karier. Les institutions disposent d’importants budgets pour travailler, qu’ils peuvent (du moins en partie) accorder aux artistes des musiques actuelles. « Nous avons des budgets et ressources à disposition, il faut savoir comment les inclure ou les exploiter correctement dans le cadre d’un projet artistique », explique David Galassi. Olivier Toth, de son point de vue, rappelle que, si les alternatives de financement sont multiples, « les budgets limités font partie du métier, il faut donc réfléchir et construire les business modèles en fonction ».
Mais le problème majeur est-il vraiment là ? Apparemment non. « Il n’y a que trop peu de labels, trop peu d’agences, trop peu de publishing… Ça commence seulement à se mettre en place tout doucement grâce à quelques pionniers idéalistes », déplore Tom Karier. Il faut créer une « industrie musicale », même si beaucoup rechignent à utiliser ce terme. Il est temps de faire connaître et d’instaurer les mécanismes et pratiques qui sont monnaie courante partout ailleurs, mais pas encore au Luxembourg. « Concernant les bookers, par exemple, il faudrait les faire reconnaitre comme des vrais pros, et non voir leur activité comme un loisir ! La booking fee est toujours perçue à tort comme une arnaque, alors que c’est le revenu du booker ».
Le manager doit être perçu comme le chef de l’entreprise qui représente l’artiste et est responsable du plan de carrière, du financement et du cash-flow. « Trop souvent, le manager n’est pas reconnu à la juste valeur des responsabilités qu’il porte sur ses épaules », regrette encore Karier. David Galassi tempère : « ce sont des métiers qui commencent timidement à être reconnus ; il faudrait davantage de structures qui osent et surtout peuvent se lancer dans le domaine ». Le marché au Luxembourg n’est pas auto-suffisant, et Galassi l’explique par « un manque de certains métiers-clés dont un artiste a besoin ».
Serge Tonnar, de son point de vue d’artiste indépendant, embraye dans le même sens, et pousse un coup de gueule quant au fonctionnement actuel des choses. « Les structures et institutions disposent plutôt des artistes. Les personnes qui décident de leur avenir, sur les scènes, dans les médias, les ministères… ont tous des salaires fixes confortables, alors que les musiciens d'ici doivent se contenter de cachets qui sont en-dessous du revenu minimum non-qualifié. Devenir vraiment indépendant en tant qu'artiste est une chose extrêmement difficile et consciemment ou inconsciemment entravée par le système ».
Tatanka support Miguel Araujo © Claude Piscitelli
D’autres sont bien plus optimistes, expliquant que le secteur se porte relativement bien, « si l'on tient compte de la taille du marché. Les acteurs sont proactifs et motivés avec une attitude très professionnelle et clairvoyante », dixit Olivier Toth. Et quoi qu’il en soit, peu importe le pays, le management et le booking sont des métiers difficiles. Selon Stéphanie Baustert, « c’est un travail de longue haleine, mais qui peut être très gratifiant ». Elle rappelle la particularité du Luxembourg qui est un petit pays sans industrie musicale. « Cela signifie qu’un artiste doit s’exporter très tôt, s’il veut vivre de sa musique. Mes efforts en développement de carrière, promotion et placement d’artistes visent donc notamment l’étranger ».
L’export en ligne de mire
Ainsi, comme le notaient les institutionnels dans la première partie de ce dossier, l’export est la clé de voûte pour le développement professionnel d’un artiste luxembourgeois. « La limitation du territoire et le manque de médias différentiés restent les principales contraintes au développement des artistes. Le peu de petites salles est aussi à déplorer : afin de pouvoir se développer, devenir plus confiant, expérimenter devant des petites jauges, chaque artiste devrait jouer le plus souvent possible, sans devoir craindre l’échec », explique Tom Karier, faisant écho aux précédents témoignages.
Comme le Luxembourg ne connait pas encore d’industrie musicale à proprement parler – dixit Serge Tonnar : « il n'y a pas de véritable industrie musicale au Luxembourg » - les artistes doivent s’exporter pour évoluer. Et cette tentative d’export arrive parfois trop tôt pour certains artistes. « Souvent, l’artiste n’a pas acquis la maturité ou l’expérience nécessaire à une carrière internationale, contrairement à p.ex. un artiste français ou allemand qui peut tourner pendant des années dans son propre pays afin d’acquérir cette maturité ou expérience », ajoute Baustert. O. Toth confirme : « les artistes se voient confrontés à la question de s'exporter à un stade relativement précoce de leur développement. Les stratégies des artistes sont ainsi amenées à réunir créativité et esprit entrepreneurial et à rechercher des partenaires professionnels souvent à l'étranger alors que notre industrie culturelle indépendante est émergente, mais pas encore aussi présente et développée que dans d'autres pays ».
Like A Jazzmachine © Marc Lazzarini Ville de Dudelange
Malheureusement, un problème amène à un autre, comme le relève Tom Karier. « Un artiste luxembourgeois des musiques actuelles ne peut pas vivre de sa passion s’il ne reste qu’au Luxembourg ». Le coût important de la vie au Grand-Duché force l’artiste à multiplier ses sources de revenus et miser dès le départ sur l’étranger.
C’est ce qu’évoque également Stéphanie Baustert, en ajoutant le manque de reconnaissance de la musique luxembourgeoise au Luxembourg à la liste des problématiques. « S’il y avait par exemple plus d’amateurs de musique locale, plus d’airplay, plus de musique locale dans la publicité et les films, plus de concerts, plus de promotion de la scène locale, on serait un peu plus proche d’une industrie musicale, et les artistes pourraient gagner plus d’expérience avant de s’exporter ».
Alors, si l’export semble se poser en solution à l’évolution d’une carrière musicale originaire du Luxembourg, dans une troisième partie, nous reviendrons sur les possibilités et ressources dont disposent concrètement les artistes de la scène musicale luxembourgeoise pour s’épanouir sur le territoire national, avant de s’aventurer ailleurs.
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