20 avr. 2022Entretien avec Marie-Odile Turk-Gaillot
Née à Metz en 1953, Marie-Odile Turk-Gaillot évolue depuis au Luxembourg en tant que peintre, en marge des parcours académiques traditionnels. Ses toiles, principalement des paysages ou des vues imprégnées par la nature, sont exposées jusqu'au 30 avril à la Galerie Fellner Contemporary.
Vous êtes native de Lorraine, avant de vous diriger ensuite vers le Luxembourg. Pourquoi ce choix de poursuivre votre carrière de l'autre côté de la frontière ?
J’ai quitté Metz en 1982. Je me suis mariée avec un Luxembourgeois que j’avais rencontré à Metz, un médecin qui travaillait à l’hôpital. Car avant de me lancer dans la peinture, j’ai exercé pendant 10-12 ans comme infirmière. J’avais un désir d’art depuis toute jeune : je rêvais de suivre un cursus d’art. Je ne voyais pas l’art comme un métier, mais comme un canal d’expression qui m’attirait tout particulièrement.
J’ai pensé candidater à l’école d’art de Metz, ce qui aurait nécessité de monter un dossier. Mais je n’avais que 15 ans ! Mes parents ont freiné mon élan et ont souhaité que je termine d’abord le lycée. C’est ce que j’ai fait. Avant d’enchaîner sur des études d’infirmière.
Pourquoi le choix de la peinture, plutôt qu'un autre art ?
La peinture est le médium avec lequel j’ai le plus d’affinités. C’est avec celui-ci que je me sens pleinement créative. Ce qui ne m’empêche pas de cultiver d’autres manières de m’exprimer : dans le chant, dans le sport. Je suis une manuelle avant tout, je suis dans le faire. J’adore glaner, ramasser, collecter des matériaux dans la nature : des cailloux, des branches qui présentent des dessins particuliers, des textures singulières. Tout ce qui attire mon œil est susceptible de m’être utile dans mon atelier. J’affectionne me mettre en quête d’objets qui nourrissent ma création. En somme, je suis dans une démarche très concrète, très matérielle, très sensible. Je n’intellectualise pas mon rapport à la peinture.
Votre peinture est très axée sur la nature, mais peu sur la figure humaine.
En 2006, j’ai exposé le fruit de mon travail autour des Demoiselles d’Avignon de Picasso, que j’ai revisité et décliné dans une soixantaine de tableaux afin d’explorer la forme et le corps humains. Je me suis ensuite tournée vers la figure de l’arbre, et ce n’est pas complètement une rupture puisque je considère l’arbre comme un miroir de l’homme. L’arbre fonctionne pour moi comme le symbole de l’homme ancré dans la terre tout en aspirant au ciel. J’ai ainsi consacré au motif de l’arbre plusieurs années de peinture ! Et pour la dernière exposition que j’ai réalisée, je me suis beaucoup intéressée à la mer, aux rochers.
C'est tardivement, en 1995, que vous engagez une formation en peinture, pourquoi avoir tant attendu ? Vous vous destiniez à une autre carrière initialement ?
Après mon parcours comme infirmière, je me suis mariée, j’ai eu deux enfants. Et un jour, en 1985, alors que nous vivions en Angleterre, nous avons visité l’atelier d'une peintre. Ça a été comme un flash, une révélation pour moi. Je me suis rappelée que c’était cela que je voulais faire et que j’avais occulté. Alors, quand je suis rentrée à Luxembourg, je me suis réservé une partie de notre appartement pour en faire un atelier, pour ne pas me couper de ma vie de famille, et je me suis inscrite à l’Ecole des arts et des métiers, pour une formation de trois ans. J’ai fait aussi de nombreux stages, notamment aux Ateliers Beaux-Arts de la Ville de Paris, de nombreuses immersions pouvant durer une semaine. J’ai suivi des cours, dans la mesure de mes capacités en tant que mère de quatre enfants, notamment à l’Ecole des Beaux-Arts d’Arlon.
Hormis la peinture, recourez-vous à d'autres techniques ou matériaux ?
J’ai commencé à peindre à l’aquarelle car c’était le plus simple et le plus pratique. Pendant une période j’ai employé l’huile pour me tourner finalement vers l’acrylique.
Je pratique beaucoup le collage également — j’aime faire intervenir des matériaux, des matières pour obtenir un traitement moins figuratif . Je m’explique : j’oscille entre deux aspirations ; si, d’une part je tente de peindre la réalité comme je la vois, d’autre part, je m’évertue à briser cette fidélité à la réalité, soit en laissant des petits espaces de transparence qui donnent à voir les états peints précédents, soit en collant du papier de soie ou en introduisant des stries.
J’ai différentes méthodes pour peindre. L’une d’elles, que je qualifierais de peinture par traces, consiste à peindre par-dessus une couche préalable et provisoire, en donnant à voir par endroits des bribes de cette couche précédente de peinture que je suis alors en train de recouvrir. Cela m’aide à restructurer ma composition, à repartir plus facilement.
Dans d’autres cas, je tente de rééquilibrer le travail en soulignant certains éléments à l’aide de traits épais et appuyés. J’essaie toujours, en somme, de reconstruire pour trouver ma solution ! Quand je brise l’illusion de réel avec ces couleurs agressives, avec ces teintes appuyées, ce n’est même pas réfléchi ; j’agis, je fais agir les couleurs de façon gestuelle, et c’est tout. Je n’hésites pas dans le choix des couleurs; ça coule de source.. Ce n’est qu’alors que je m’aperçois combien ils participent d’une dynamique qui brise l’illusion de réalité.
Travailler en série, est-ce important pour vous ?
Recourir à la série n’est pas forcément la manière de travailler qui me caractérise le plus mais la série me permet de demeurer concentrée sur un objet de recherche. Chaque fois que je commence un tableau, c’est comme si je repartais de zéro. On pourrait imaginer que je me sers de ce que j’ai appris dans mes tableaux précédents, mais non. La série me permet au moins d’apprendre d’un tableau à l’autre,
Après cette exposition de 2006 pour laquelle j'avais peint sur des châssis mes Demoiselles d'Avignon, je ressentais le besoin de me libérer de la contrainte du cadre. J’ai fini par acheter du papier peint blanc, en rouleau de vingt mètres, sur lequel j'ai travaillé, à la façon d'esquisses sur un calepin. J’ai exposé par exemple deux énormes rouleaux montés sur un axe que je déroulais horizontalement, à l'aide d'une manivelle comme un cinématographe.
Comment passez-vous de la conception d'un tableau à sa réalisation, pouvez-vous décrire votre processus de création s'il vous plaît ?
Cela part très souvent d'une émotion. Comme je ne peins pas beaucoup en plein air, je pars soit de mes idées, soit je m'appuie sur une photographie ayant suscité en moi une émotion. Ou bien par les couleurs, la lumière, ou la forme particulière d'un objet. Souvent je pars d'un tel support, même si le résultat n'a plus rien à voir avec l’intention initiale! C'est ce système de couches que j'évoquais auparavant. A l'exposition qui se tient par exemple en ce moment à la galerie Fellner, il y a de ces transparences qui ressortent, bien qu'elles ne fassent pas partie du tableau tel qu'on le perçoit à première vue.
Votre attrait de la nature, cela a un rapport avec l'effondrement écologique ou c'est purement émotionnel ?
C'est simplement émotionnel. Je me sens en effet très proche de la nature. Cela fait vingt ans que je tiens un potager, que je cultive... J'aime avoir les mains dans la terre. Cela m'apaise.
On sent l'influence plus ou moins avouée, dans votre peinture, de peintres importants : Picasso bien sûr pour les Demoiselles d'Avignon, mais aussi Matisse à travers les collages, la fluidité des matières chez Bonnard, ou encore le motif sériel des vagues à la façon de Courbet. Êtes-vous d'accord sur ces références et, le cas échéant, quel rapport entretenez-vous avec ces artistes de renom ?
Oui, je me sens très proche de ces artistes, même si je suis toute petite à côté d'eux : Bonnard, par les dégradés et la lumière ; Picasso, par sa créativité, et son envie de tout essayer aussi... J'aime aussi beaucoup les mouvements expressionnistes allemands : Ernst Ludwig Kirchner, Franz Marc et Emil Nolde.
Et au sujet des artistes vivants ?
Oui, j'ai découvert Peter Doig. J'aime beaucoup David Hockney également. Mais aussi des peintres allemands comme Georg Baselitz ou Markus Lüpertz. A mes débuts, je travaillais plutôt dans l'abstraction qu'aujourd'hui. Je suis passée à une peinture plus figurative. Je me rends par ailleurs à de nombreuses foires d’art, à Bâle ou à Bruxelles par exemple, où je découvre le travail de mes contemporains. Je prends plein de notes, je bouillonne alors d'idées. C'est un grand moment de bonheur et d'excitation à chaque fois que je visite une exposition.
J'ai été frappé, à la galerie Fellner, par l'absence de cadre à vos tableaux. Est-ce une volonté de votre part ?
Je crois que le cadre n'apporte rien. Il faut que la toile vive d'abord par elle-même.
Et l'absence de titre ?
Je préfère laisser les autres entrer dans mes peintures et ne pas les diriger par un titre.
Fellner Contemporary, 2a, rue Wiltheim, L-2733 Luxembourg, T.+352 28 11 251, www.fellnercontemporary.lu, mer - sam : 11.00 - 18.00
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